ELEMENTS POUR UNE DOCTRINE DE L'INTRANSGRESSION EN AFRIQUE

Eléments pour une éthique de l’Intransgression.
Contre la théâtralisation vénale du pardon.
Par Franklin Nyamsi
Université Charles de Gaulle Lille 3
franklin.nyamsi@ac-rouen.fr
RESUME
Contre les sophismes du pardon vénal en Afrique, nous montrons que la société authentique du pardon est celle où le respect authentique des personnes et de leurs biens étant garanti par la justice qui assure force au droit, le souci de laisser-être un monde nouveau pour les enfants donne la force de pardonner, pour ouvrir à nouveau la surabondance du bien infini. Le pardon inverse d’une certaine façon l’ordre naturel des choses parce que la fécondité de la pluralité humaine autorise le recommencement radical, œuvre qui n’est possible que comme discontinuité absolue, asymétrie du domaine éthique ou responsabilité originelle pour autrui. C’est cette conditionnalité pré- requise pour le pardon que nous nommons ici intransgression.
Mots-clés : Pardon ,justice, intransgression, fécondité, pluralité, responsabilité.
ABSTRACT
Against the obvious lies of the new forgiveness sophisms in Africa, I show that the true forgiving society needs justice to enforce law, and only after that imperative prerequisite, this society becomes able to give a chance to the humans beings coming in the future, for a new world without the negative weight of revenge coming from our own struggles today. Therefore, forgiveness reverses in a certain way the natural order of things, because it creates fecundity and renewal inside the human plurality through the discontinuity resulting from the newcomers. So, forgiveness depends upon an asymmetrical conception of ethics, whereby we properly become humans when we feel ourselves as ontologically responsible of the Other. We call intransgression the conditionality of forgiveness studied here.
Main words: Forgiveness, justice, intransgression, fecundity, plurality, responsibility.
L’actualité bruit de demandes de pardon. Sur le continent noir, leur valse est devenue coutume. On en est à se demander si « demander pardon » n’est pas devenu un effet de mode, s’il n’y en a pas qui se disent à part eux-mêmes et à la barbe des victimes de tous bords:« je vais faire tout ce que je veux à qui je veux et comme je veux et après je demanderai pardon, solennellement, pour dédouaner mes enfants, mes affidés et jouir moi-même d‘une retraite tranquille». J’appellerai cette arrière-pensée en vogue « le sophisme du loup ». Au minimum, cette théâtralisation africaine du pardon éveille en effet notre soupçon, tant les contextes et les motifs avancés pour pardonner ou se faire pardonner diffèrent. Le métier du philosophe, rationnel et éthique par excellence, à mon sens, antidote aux démagogies de toutes les époques, est de passer ces germes de confusion au rasoir d’Occam, pour faire reculer les rhéteurs requinqués de notre époque, pour rendre la tâche un peu plus ardue à ceux qui, possédant les manettes financières et militaires des Etats, s‘amusent à théâtraliser le pardon, dans l‘espoir de distraire du drame de la spoliation, les masses éberluées par leurs spectaculaires volte-face pseudo - morales. Le devoir du philosophe d’œuvrer contre le triomphe de la folie, de la violence et de la déraison , je voudrais l’assumer ici, devant vous. Traquer jusqu’au bout, le sophisme du loup qui nous guette derrière la spectacularisation outrancière du pardon dans ces démocraties de propagande.
Mon propos est d’aller à la racine du pardon, je voudrais montrer comment se constituerait pour un sujet humain quelconque, le sujet transcendantal méthodologique de la phénoménologie, l’intentionnalité du pardon. J’avoue d’emblée, péremptoirement, mes questions directrices: quand on parle du pardon, à quelle expérience de sens nous renvoie t-on? Pourquoi la parole du pardon est-elle redevenue si impérieuse à notre époque?Y a-t-il un seuil du pardon? Si oui, comment le déterminer si l’on tient en compte la présupposition du dépassement de soi que comporte le pardon, présupposition qui ailleurs s’appellerait sacrifice? Si non, comment ne pas pardonner quand l’enjeu même de ce refus, c’est la conscience de l’impardonnable commis par le coupable? La culpabilité reconstituée au nom des victimes et au besoin sans la repentance des coupables, peut-elle légitimer une pratique institutionnelle du pardon sans ouvrir la voie à la théâtralisation farcesque de l’innommable? Quelle(s) place(s) trouver au négationnisme et au révisionnisme dans le grand livre à cœur apparemment ouvert du pardon?
I
A quelle expérience de sens le pardon nous renvoie t-il? Le verbe pardonner transpire de toute l’ambiguïté du pardon. Pardonner, c’est faire grâce à quelque un des offenses qu’il a commises. On ne pardonne ni à une bête, ni à ne pierre, ni à une plante. Le pardon s’adresse à un être capable de pardonner à son tour, il s’adresse à un alter ego. L’intentionnalité constitutive du pardon est l’intersubjectivité se déployant dans la spatio- temporalité. Un pardonnant et un pardonné, voilà les deux conditions minimales de possibilité du pardon. Sans face à face des visages qui se dévisagent dans le dire réconciliateur, entre bourreau et victime, on joue le pardon, on ne l’effectue pas en propre.
Le pardon est acte et état par excellence de socialité. A la fois action symbolique et état de choses spécial. Regardé comme une action, celle d’éponger les offenses ( infractions, délits, crimes ) subies de la part d’un autre homme ou d‘autres hommes, le pardon instaure une scène symbolique, celle de la réconciliation. On ne pardonne pas à la légère, ni n’importe où, n’importe comment, n’importe qui ou pour n’importe quoi. Le pardon comme action se joue dans ce cas dans une dualité asymétrique, celle de la victime et du coupable, dualité qui cesse d’être conflictuelle ou pathogène lorsque le coupable est absous par sa victime ou au nom de sa victime, qui retrouve dans la repentance du fautif, comme le renouvellement de sa virginité originelle, quoique dans cette nouvelle posture, la lucidité du « déjà-subi » se soit substituée à la candeur de l‘innocence anhistorique. Comme action, le pardon est éminemment parole redonnée, renouement qui met fin au reniement de l‘humanité d‘autrui. Le pardon consiste à donner à autrui la meilleur part de soi-même, la confiance. Pardonner c’est donner ce qui est à part, ce qui ne se donne pas, ce qui se mérite par l’attestation répétée des actes futurs, ce qui ne s‘atteste quand s‘auto-révélant. Là où la violence de l’agression avait condamné le désir de paix à la retraite et à la désillusion, le caractère dialogual du pardon restaure la possibilité de continuer de vivre en commun, non plus comme autrefois, mais selon un demain qu’on espère meilleur et qui est l’horizon de justification du pardon accordé, effectué. Ainsi, l’un des premiers paradoxes du pardon est que ce qu’il donne, il ne le possède précisément pas. Le pardon est l’action de créditer le coupable, un peu comme on créditerait un compte bancaire, mais sans garantie de remboursement. On ne pardonne que parce qu’on a subi, que parce qu’il s’est passé quelque chose qui appartient irrécusablement au passé, en tant que ce qui du passé, ne passera jamais, ce qui se transformera en mémoire vigilante. Le pardon se fait sur le fonds d’une perte irrémédiable. On pardonne par essence l’impardonnable, puisque ce qu’a perdu la victime n’est pas retrouvé dans la repentance du coupable, mais lui est tout simplement promis pour l’avenir. A Strictement parler, dire à quelque un : « Je te demande pardon, je n’aurais jamais dû te faire ça », n’a pas de sens pour le passé, puisque c’est précisément déjà fait. Il n’a pas plus de sens pour le présent, si ce n’est dans l’acte de se dilater vers les lendemains. Ce discours n’a de sens que par son absence de référence explicite. Il invoque une attestation qui invite à croire que des possibles plus justes et plus heureux se dessinent à l’horizon des relations terrestres.
Ainsi vient à naître le pardon comme état. Il s’agit alors d’une ambiance de recréation du monde, qui résulte d’un désir d’exister en commun qui s’est nourri au sucré -amer de la repentance. Celui qui s’est repenti, s’est en effet renié en s’affirmant autrement, il est rentré en doute de soi et s’est reconstruit sur les décombres de ses inconséquences. Il est mort à son passé, mais l’a conservé comme ligne rouge de son avenir. Son présent, à moitié incarcéré dans le remords, dans l’incapacité de se pardonner soi-même qui se cristallise comme mémoire quotidienne et résiduelle de l‘impardonnable, ne s’ébranle vers l’espoir qu’au fil d’actes nouveaux qui restaurent progressivement l’estime de soi. L’état du pardon est un état de grâce, car enfin face à soi et devant les autres, commence une vie dans la sincérité et la bienveillance. Le pardon est alors le signe emblématique du monde redevenu vivable, de l’atmosphère redevenue respirable entre hommes, parce que désormais le souffle créateur de l’esprit se répand, dans la non-violence de la parole dialoguée. Esprit qui peut souffler où il veut, le pardon instaure l’arc-en-ciel au cœur d’une communauté, la coupure entre les temps apocalyptiques des pulsions déchaînées et les temps nouveaux où la sagesse se vit comme paix dans tous les cœurs. Il met fin au transes incontrôlables de l’Hubris. La « colère de Dieu », nuit des forces élémentales, surseoit ainsi à frapper les hommes sous la forme de l’eau, dans l‘épisode mythique de l‘histoire de Noé. Le pardon est alors la structure de recomposition morale d’une société par la tolérance et la compréhension mutuelles, exercées comme exigences de tous les instants exprimées par toutes les lois et institutions, mais aussi présidant à toutes les manifestations engageant la vie des sujets capables de pardon.
Le paradoxe du pardon comme état c’est cependant que sa forme sécularisée peut devenir précisément école d’irresponsabilité, de fuite en avant pour la lâcheté humaine. Si je sais appartenir à une société qui a le pardon pour principe, si j’ai appris à invoquer ce principe avec toute l’affliction extérieure requise pour en bénéficier, je deviens vite possesseur d’un véritable anneau de Gygès. On se pardonne vite tout là où tout se pardonne à qui sait donner en spectacle son auto -mortification. D’où encore paradoxe: le pardon comme état de grâce propre à une société peut donc dériver en son contraire, lorsque sa pratique relève désormais d’un rituel tout extérieur où l’individu ne joue que la comédie de la contrition pour préserver ses intérêts égoïstes. Il faut donc aller du phénomène au noumène du pardon, si l’on veut en creuser la sédimentation la plus originelle. La société du pardon doit , sous peine de choir dans l’insignifiance, concilier humanité et fermeté, légitimité et légalité. Nous verrons plus loin en quoi justement, la démocratie peut être conçue comme société du pardon.
Pourquoi le discours du pardon redevient-il impérieux à notre époque? Le fond tangible sans lequel la notion de pardon reste un vœu pieux est la mémoire des hommes vivant dans le contexte de la pluralité politique. En tant que nous sommes doués de conscience et de raison, nous existons comme êtres passagers, puisque nous n’accédons au réel et à nous-mêmes qu’à travers la triple tension du temps en passé, présent, futur. Sans cette apparence que n’épuise aucune apparition, sans cette apparition que n’épuise aucune apparence, l’homme serait comme les plantes, les minéraux et quantité d’autres animaux, un être-là immédiat. Le temps qui passe est la diachronie même qui rompt les chaînes de l’immédiateté pure. Il s’instaure comme devenir conscient de soi, histoire. Le passé n’existe que comme conscience de ce qui fut, et qui est conservé comme trace mnémonique, orale, écrite. Le présent, qui se déplace sans cesse, comme le passé se charge et comme l’avenir s’effrite ou se découvre, est l’évanescence même du temps, qui se révèle comme l’être dont la consistance est de ne pas être, ou le non-être dont l’inconsistance est d’être. La mémoire est l’instance qui re-collecte et héberge le fugace, le furtif, le subreptice. La mémoire est le berceau de l’imprévu événementiel. Ce dernier y dort du sommeil du juste si la mémoire atteste que ce qui fut rendit possible la continuité du sensé. C’est la mémoire glorieuse, celle des joies du passé qui circulent dans celles d’aujourd’hui, celles des mythes qui continuent de transfuser nos projets les plus futuristes. On invoque le berceau de ses ancêtres et l’on veut y dormir à la seule condition que les ancêtres aient été vaillants, courageux, créatifs, bâtisseurs de civilisation. Mais si l’imprévu événementiel s’est illustré comme rupture de la vie sensée des humains d’une époque et d’une communauté données, la mémoire le fixe comme un passé qui ne passera pas. Elle le fixe comme rancune et se catalyse dangereusement sous la figure de l’esprit de vengeance. La maxime intime de l’esprit de vengeance est la loi du Talion, « œil pour œil, dent pour dent », loi de l’identité morte, de la totalité carcérale du 1=1, loi de la pierre qui tombe pour tomber, loi de stagnation et de répétition de l’absurde. C’est dans la notion de vendetta, que l’absurdité de la Loi du Talion trouve sa limite. La vengeance appelant la vengeance, le crime le crime, la mort la mort, le territoire de la rancune est celui des ténèbres sans fin, où culpabilité et innocence deviennent un et ne signifient plus rien.
Or précisément, la mémoire de notre époque est foncièrement traumatique. C’est le contexte des grands crimes, encore appelés « Crimes contre l’humanité » dans la terminologie actuelle. Il s’agit d’actes odieux qui se sont retournés contre l’essence rationnelle et libre de l’humanité elle-même. Ces grands crimes ont atteint le vivre ensemble des hommes en sa racine profonde, à travers la banalité du mal qui les structure. Et c’est précisément parce que les humains n’étaient jamais tombés aussi bas, que par un effet de pendule, la demande de sens se fait aujourd’hui si pressante, et pour les bourreaux, et pour les victimes. Notre époque est ainsi marquée par le dernier baroud d’honneur des grandes mémoires traumatiques du XIXème et du XXème siècle. Entités remarquables, entre tant d’autres : l’esclavage, puis la colonisation en Afrique. Les deux guerres mondiales, avec le génocide innommable des juifs, au cœur de l’Occident chrétien. Et pour l’Afrique en particulier aujourd’hui encore, la poursuite de la prédation impérialiste de l’Occident par la néo-colonisation, qui consiste globalement dans le détournement des revendications d’indépendances des années 60, grâce à l’installation de régimes politiques qui, grosso modo, se maintiennent grâce à la poursuite violente et démagogique, de la coopération inégale qui vient du Commerce de Traite. C’est cette génération d’occupants à la peau noire et au masque blanc qui, craignant des fins de règne à la Mobutu Sese Seko, mais ayant comme lui assumé toutes les lâchetés de la néocolonie, négocie et exige aux victimes de tous bords de faire harakiri à leur mémoire. Je les appellerai « Les braqueurs du pardon ». Ils disent : « Ou vous nous pardonnez, ou vous nous pardonnez ». Ils disent, autrement : « Ou vous nous pardonnez, ou nous ne vous pardonnerons pas de ne nous avoir pas pardonné ». Ils disent encore : « Ou vous nous pardonnez, ou on en finit avec vous ». ..Les africains peuvent-ils aussi facilement, face la pompe des médias d’Etat en néocolonie et à la contrition affectée des bourreaux, faire comme si rien ne s’était passé au nom du « bon cœur » ? La question du pardon, dans les démocraties africaines en gésine, dépend-elle simplement de la bonne volonté sacrificielle des citoyens ? Ou faut-il maintenir avec le chanteur ivoirien Tiken Jah Facoly que « les coupables oublient toujours, mais les parents de la victime n’oublient jamais » ? Que dire si les sicaires de la néocolonie, plus perfides que jamais, s’assuraient toujours d’abord de la disparition des victimes et du quasi anéantissement de leurs proches avant de proclamer l’urgence et l’ère du pardon ? Il nous faut manifestement toucher aux conditions dernières de la pardonnabilité, aux invariants de sens de cette notion, pour fixer des bornes à la mémoire vigilante des survivants.
III
Quelles sont donc les bornes essentielles du pardon ? Il y a finalement quatre invariants historiques du pardon vécu comme expérience de la cité. Pour qu’il y ait pardon, il faut qu’il y ait un crime, une victime reconnue et un coupable reconnu. Ces trois entités doivent être tenues en respect par un tiers, que nous nommerons justice institutionnelle ou société du pardon. C’est si et seulement si chacun de ces invariants de sens a tout son sens, sans fioriture possible, que le temps du pardon peut s’affirmer dans toute sa fécondité. C’est le sens de la doctrine de l’Intransgression que nous proposons dans ce qui suit.
a)D’abord, la reconnaissance du crime. Le crime est, dans une société normale, une infraction grave, que les lois punissent d’une peine afflictive ou infâmante. La traçabilité effective- possibilité d’être retracé - du crime doit être établie. Que s’est-il passé ? Pourquoi ? Quand ? Où ? Comment ? Par suite, la condition de possibilité de la pardonnabilité du crime, c’est donc la reconnaissance du principe que l’on aurait dû juger et punir d’une peine afflictive ou infâmante celui qui l’a commis, mais qu’on n’a pas été en mesure de le faire, principalement à cause de l’indisponibilité du coupable, du fait notable de sa disparition. Le crime ne peut donc être pardonné là où le coupable jouit encore impunément des fruits de son crime. Les nomenklaturas africaines construites « sur le sang des enfants des autres » ne peuvent et ne doivent pas espérer s’en tirer à si bon compte. Si l’on devait pardonner à des criminels en plein exercice de leur forfaiture, on la recouvrirait de l’encens amer de la lâcheté et de l’infâmie. On incriminerait les victimes, on renforcerait la banalité du mal.
b) Ensuite, une victime reconnue. On entendait autrefois la victime comme une créature vivante offerte en sacrifice aux dieux. Or la croyance à l’au-delà n’est plus une valeur publique de nos jours que dans les théocraties dont on connaît l’extrémisme. Les « dieux » de notre époque sont donc les ogres de la criminalité politique et économique sans nom. La victime contemporaine, c’est d’abord la personne qui subit les injustices de quelqu’un. C’est la personne arbitrairement atteinte dans son intégrité physique ou morale, arbitrairement tuée ou condamnée à mort. Ce sont les bastonnés, les morts et prisonniers, pour avoir revendiqué l’indépendance, les bastonnés, les morts et prisonniers pour la démocratie, mais aussi les morts de misère et de maladie du fait des détournements des deniers publics. La traçabilité de l’interaction criminelle doit permettre de les réinsérer comme cas de rupture morale dans l’histoire en leur donnant visage et mémoire de martyrs. La condition de la reconnaissance de la victime comme telle, c’est la mise en évidence de sa singularité, de son visage. On doit s’assurer que la victime était bel et bien quelqu’un comme nous, quelqu’un d’entre-nous. Combien des victimes de la malemort africaine a-t-on élu à cette reconnaissance anthropologique minimale ? Combien de morts sans visage ni sépulture hantent les discours affamés de pardon des maîtres de nos palais ensanglantés d’Afrique ?
c) Un coupable reconnu. Sans le face-à-face effectif de la victime et du coupable, où trouver les énergies outrecuidantes du pardon des crimes ? La traçabilité du crime et la singularité de la victime sont insignifiantes sans la traquabilité- possibilité de traquer- du criminel. Le visage du coupable doit être saisi dans toute sa singularité, pour que le fatalisme tentant de la victime trouve à se tempérer dans l’humble condition humaine du criminel. Celui qui autrefois s’élevait doit s’abaisser, ou, à défaut, être abaissé par l’énonciation, dans un rude face à face, de la cruauté de son crime. Le coupable du crime est l’auteur du coup d’arrêt infligé à l’humanité de la victime. C’est lui qui a commis une faute. Il ne peut donc pas arbitrer sa propre forfaiture. Il est partie, il ne peut être juge. Or que voit-on en Afrique ? Ne sont-ce pas des hordes de coupables affamés de pardon ? Ne sont-ce pas ceux qui pillent, tuent, violent, qui aujourd’hui, s’érigent ostentatoirement en donneurs de leçons morales ? Qui est assez fou pour croire qu’un coupable qui se pardonne met ainsi fin à sa culpabilité ?
d) Enfin, le tiers justicier, ou la société du pardon. La scène essentielle du pardon ne peut donc avoir lieu que si la justice est dite par un tiers et que si le pardon est accordé par les victimes elles-mêmes. Le tiers -justicier n’étant pas partie, doit rétablir la victime dans tous ses droits avant que celle-ci ne prenne l’initiative d’accorder le pardon. Mais qui doit être ce tiers ? Quelqu’un qui est à l’abri de l’intimidation ou du harcèlement des parties. D’une part, il y a en effet le bourreau, symbolisé par sa force et d’autre part, la victime, symbolisée par son droit. Le tiers doit avoir ce qui manque à l’une et l’autre parties de la scène du pardon. Pour être à l’abri de ces velléités, ce tiers doit détenir force et droit, car comme on le sait, la justice sans la force est faible et la force, sans la justice, est aveugle. Ce tiers, c’est la justice institutionnelle, en tant que lieu où tous les membres de la cité se valent, lieu de remise à plat des aspérités inégalitaires de la société réelle. Le rétablissement de tous les droits économiques et politiques des victimes est la condition même de la naissance d’une ère du pardon. Par conséquent, ce n’est pas le pardon qui est la condition de la démocratie- entendue comme société de justice et du pardon possible- mais bien au contraire, la démocratie qui est la condition du pardon.
Insistons sur cette dernière conséquence : c’est la justice qui est la condition du pardon et non l’inverse. Qu’est-ce à dire ? Si l’on doit pardonner, ce doit être sur la base de crimes réellement établis. Mais pour établir réellement les crimes, il faut une personne morale qui soit douée de force et de droit. L’égalité de principe des personnes est la condition de l’acte inégalitaire et éthique du pardon. Or c’est la démocratie qui se donne comme régime de justice économique et politique. Son intention anthropologique essentielle est l’émergence et l’extension des droits et devoirs de certains humains à tous les autres, sans exclusive. Son projet est, ici comme ailleurs d’instaurer une société de droits et devoirs équitables, où l’impunité soit réduite au silence et où la lutte contre la misère, la fatalité,la rareté et le gaspillage se mène efficacement. C’est dans une telle société, promise à un tel avenir, que pardonner peut avoir une réelle profondeur métaphysique. La démocratie est une condition nécessaire, mais pas suffisante du pardon.
IV
Emmanuel Lévinas aborde la question, dans la section IV de son livre central, Totalité et Infini. Pourquoi doit-on au fond, dans les conditions sus- évoquées, demeurer en mesure de pardonner ? On l’a vu. En pure justice, le pardon est non-sens, puisqu’il est impossible. Quoi que l’on fasse, celui qui a subi a déjà subi l’irréversible. Ce n’est pas en punissant le coupable qu’on mettra définitivement fin aux stigmates de la victime. Pour que le pardon soit donc possible, il faut recourir à des ressources autrement plus profondes. Nous avons vu que la rampe de lancement de l’acte de pardonner, c’est la société de justice ou démocratie, où un tiers, le tribunal, met l’impunité en demeure de précarité. Mais cette société, au lieu d’être seulement structurée par l’équilibre des rapports de force, doit cultiver un aliment spirituel venu d’ailleurs. Cet ailleurs n’est ni sépulcral, ni mystique. Il s’agit tout simplement de l’autrement être, du demain absolu qu’appelle la vie des enfants qui naissent. C’est donc qu’il faut une société de « la honte de la liberté arbitraire », une société où « le moi se porte au-delà de la mort et se relève aussi de son retour à soi » qui peut porter en creux l’intime message métaphysique du pardon. On ne peut pardonner véritablement là où le souci d’autrui n’est pas au fondement premier de la responsabilité morale de chacun. Le pardon répond à une exigence de fécondité essentielle à l’ordre humain et qui se fixe dans le souci de léguer un monde rénové ou renouvelable aux nouveaux-venus, d’ouvrir une clairière pour des possibilités actuellement indécidables, ou autrement, de laisser le temps au temps. C’est donc dans le plan de l’amour et de la fécondité que s’alimentera la force immémoriale de l’acte asymétrique du pardon.
Lévinas trouve en effet au cœur de l’amour érotique une ambiguïté révélatrice de la source symbolique des forces du pardon. Simultanéité du besoin et du désir, l’amour érotique vise autrui dans sa fragilité. Ce mouvement de l’amant vers l’aimée, du Masculin vers le Féminin, qui s’exprime dans la volupté, recherche en autrui quelque chose qui se découvre sans se livrer. Ici, nous dit Lévinas, « Le découvert ne perd pas dans sa découverte son mystère, le caché ne se dévoile pas, la nuit ne se disperse pas. ». Dans la volupté de l’échange érotique où il y a communauté du sentant et du senti, il n’y a pourtant pas possession, mais « amour de l’amour de l’autre ». Quel est donc cet être découvert qui n’est pour autant pas livré à la révélation des êtres en relation ? C’est l’ altérité non-dévoilée qui se cristallise justement dans la figure de l’Enfant, qui naît de la rencontre du Masculin et du Féminin. La naissance de ce tiers - autre, dans le rapport érotique à l’autre-duel, correspond, de fait, à une transsubstantiation des amants : « Par une transcendance totale- la transcendance de la transsubstantiation- le moi est dans l’enfant, un autre ». On rentre ainsi dans l’horizon de la fécondité où l’ordre social puise et sa source biologique et sa puissance éthique la plus profonde.
La fécondité humaine instaure en réalité un monde qui à chaque fois se fait nouveau par les nouveaux arrivants qui s’y découvrent. Comment résister aux formulations lévinassiennes elles-mêmes ? Il observe en effet que :« La fécondité continue l’histoire, sans produire de vieillesse ». La source à laquelle l’ego qui pardonne doit puiser ses forces pour donner, tout comme l’alter ego y doit puiser des ressources pour accepter et se reconnaître en ce pardon, c’est donc leur commune relation « à un avenir irréductible au pouvoir sur des possibles ». Autrement dit, c’est parce que la vie nous est transmise et que nous avons à la transmettre, que nous ne pouvons pas charger l’avenir de toutes nos peines, au risque de le rendre invivable pour ceux qui viendront.
La société du pardon est celle où le respect des personnes et de leurs biens étant garanti par la justice, le souci de laisser-être un monde nouveau pour les enfants donne la force de pardonner, pour ouvrir à nouveau la surabondance du bien infini. Le pardon inverse d’une certaine façon l’ordre naturel des choses parce que la fécondité de la pluralité humaine autorise le recommencement radical, œuvre qui n’est possible que comme discontinuité absolue de la fécondité : « Actif dans un sens plus fort que l’oubli, le pardon agit sur le passé, répète en quelque sorte l’événement en le purifiant. Mais par ailleurs, l’oubli annule les relations avec le passé, alors que le pardon conserve le passé pardonné dans le présent purifié. L’être pardonné n’est pas l’être innocent ». Comment dire autrement la valeur résurrectionnelle du pardon ?
J’entends finalement par intransgression- qu’on me prête le néologisme- l’acte de respecter ces bornes morales du pardon, telles que l’analyse critique nous les a révélées. « Intransgresser », ce n’est pas être un saint. C’est au contraire ne pas salir la sainteté qu’appelle le pardon, où tout calcul intéressé est mal venu, et où ce qui se joue est à chaque fois le destin de tous les humains. L’intransgression est la morale immémoriale du don que piétinent les « théâtralisateurs » perfides du pardon. Car finalement, il ne s’agit pas tant d’être incapable de pardonner n’importe quoi que de s’interdire de pardonner n’importe comment. La manière de pardonner nous apprend dès lors infiniment plus sur le pardon que le fait de pardonner. Il ne faut pardonner que si la fécondité du bien-être individuel et collectif est radicalement assurée.
Saint-Pol sur ternoise, Pas-de-Calais,
Le 12 mars 2006.
Prenons quelques exemples contrastés. Le Congo, le Burkina Faso . Le 09 décembre 2005, c’est Monsieur Bernard Kolélas, un homme politique du Congo-Brazzaville qui s’exprime, ému : « Je demande pardon au peuple congolais pour les torts que j’ai pu lui faire. On ne peut pas faire endosser au peuple congolais la responsabilité des drames que notre pays a connus, qui ne sont que la conséquence du manque de sagesse des dirigeants politiques que nous sommes dans la gestion du pouvoir. ». Monsieur Kolélas considère le pardon comme acte d’une individualité politique s’amendant devant le peuple, qui joue ici le rôle de victime. C’est la défaillance morale de l’élite politique qui, à son sens, est la base de la naissance de l’impunité dans son pays. De quels torts précis Monsieur Kolélas parle t-il? Ni liste, ni visages. Mais qui donc va assumer les conséquences d’un tel bilan critique? Cette classe politique encore au pouvoir, qui rend possible- militairement et financièrement- le discours de Monsieur Kolélas et que Monsieur Kolélas indexe en s’indexant lui-même? Cela supposerait que ceux qui doivent demander pardon soient sans doute encore ceux qui se l’accorderont volontiers. D’ici-là, on connaît le proverbe: « ils crient sur la colline et courent répondre en bas ». Le pardon se dévoile ci sous le déguisement du pardon dilatoire. Mais il y a eu mieux! Au Burkina Faso, existe depuis le 30 mars 2003, une journée nationale du Pardon. Voici comment Blaise Compaoré, chef de l’Etat Burkinabè, la décline: « En cet instant solennel, en notre qualité de Président du Burkina Faso assurant la continuité de l’Etat, nous demandons pardon et exprimons nos profonds regrets pour les tortures, les injustices, les brimades et tous les autres torts commis sur des burkinabé sur d’autres burkinabé agissant au nom et sous le couvert de l’Etat, de 1960 à nos jours. ». Ici la ficelle est de qualité. Le texte de monsieur Compaoré révèle que le pardon ne se demande que par et pour un être anonyme, l’Etat. Cet Etat qui ment comme un monstre froid en disant, et je parodie Nietzsche:« Moi, l’Etat, je suis le peuple! ».Ainsi, on fait endosser au peuple Burkinabé ce que des individus précis ont fait en son nom. On ne les juge pas au nom de cette couverture. En les faisant pardonner par le peuple, sans le peuple, on les sanctifie en enchaînant leurs victimes, en baîllonnant le peuple par-dessus le marché. Compaoré fait ce que Kolélas condamne, mais tous demandent pardon à leurs peuples . Le pardon version Compaoré ne concerne pas des crimes précis et ne sanctionne pas des personnes précises- d’ailleurs le mot de « crime » est soigneusement évité comme dans le discours de Monsieur Kolélas – mais bien tous les torts , de la banane volée au marché de Ouagadougou par un quidam à l’assassinat crapuleux du journaliste Norbert Zongo par des sbires du pouvoir, vous entendez- d’une période. Le pardon ici ne porte donc pas sur l’événementiel mais sur l’épochal. C’est le pardon incantatoire. Il gomme et biffe sans les distinguer des actes criminels sémantiquement différents, des vécus singuliers et insubstituables de victimes, des comptes à rendre qui attendent encore arbitrage. Des justes noyés vivants dans la mort abjecte. Le pardon est ici instrumentalisé comme stimulant de l’amnésie collective.
Parlant du génocide des juifs, Vladimir Jankélévitch observe justement : « A proprement parler, le grandiose du massacre n’est pas un crime à l’échelle humaine ; pas plus que les grandeurs astronomiques et les années-lumière. Aussi les réactions qu’il éveille sont-elles d’abord le désespoir et un sentiment d’impuissance devant l’irréparable. On ne peut rien. On ne redonnera pas la vie à cette immense montagne de cendres misérables. On ne peut pas punir le criminel d’une punition proportionnée à son crime[…] » in L’imprescriptible. Pardonner ? Dans l’honneur et la dignité. Paris, Seuil, 1986, p. 29.
On peut faire ici mention du débat sur l’application de la peine de mort. En tuant ceux qui tuent, on ne fait pas mieux qu’eux, on se condamne en les condamnant. La damnation du criminel équivaut alors à celle de ses bourreaux. Mais en ne tuant pas ceux qui tuent, on peut laisser à penser qu’on peut tuer impunément, ainsi ne pas tuer ceux qui tuent conduit par dégradation à la banalisation du meurtre. La société qui ne tue pas ceux qui tuent s’avère à son tour criminelle, par sa lâcheté ou son indifférence. Ainsi, il faut à la fois imaginer une société qui n’imite pas les criminels qu’elle condamne et qui n’en laisse pas pour autant la criminalité se banaliser, sous le couvert d’un laxisme puisant paradoxalement sa force dans l’institution du pardon. La démocratie, entendue sous le prisme de la notion d’Etat de droit, n’est-elle pas le lieu idoine d’une telle conciliation de la justice avec l’équité?
Quand je parle de ceci, je songe à la célèbre formule de John Fitzgerald Kennedy, faisant référence au pouvoir d’autodestruction que la maîtrise de l’énergie atomique confère à l’humanité : « Mankind must put an end to war, or war will put an end to mankind ». « L’humanité doit mettre un terme à la guerre ou la guerre mettra fin à l’humanité ».
Lévinas, E., Totalité et Infini, Essai sur l’extériorité, Martinus Nijhoff, La Haye, 1971, Coll. Biblio Essais, pp. 281-343. Toute la Section IV du Livre, est bâtie sur l’inégalité de départ qui structure toute relation intersubjective, où nos dettes sont toujours supérieures à nos crédits. Cette inégalité originelle, où la subjectivité trouve son injonction fondative, autorise à aller au-delà du visage d’autrui, coupable en particulier, pour pardonner. On ne pardonne l’impardonnable qu’en le surpassant, et non en le niant, dans un éventuel dépassement dialectique et totalisateur.
Idem, op. cit. p. 282
Idem, op. cit. p. 291
Idem, op. cit. p. 298
Idem, op. cit. p. 299
Idem, op.cit. p. 300
Idem, op. cit. p. 300
Il est frappant de voir comment l’expérience de la natalité ou de la fécondité a été élevée au rang de catégorie ayant fonction de rupture ontologique par trois grands penseurs du XXème siècle : Lévinas, Arendt, Jonas. On retrouve dans leurs œuvres, un réinvestissement de la figure du nouveau-venu, comme garantie même de l’avenir, comme avènement d’un monde que nous ne devons, ni ne pouvons légitimement déterminer dès aujourd’hui. Ouverture de l’autrement qu’être. Dépassement généreux de la catégorie du possible. Une telle évasion métaphysique n’était-elle pas nécessaire, à une époque où l’être-juif , l’être-en-guerre et l’être-enrôlé vous clouaient dans l’être, de façon irrémissible ?
Idem, op. cit. p. 316
Ajouter un nouveau commentaire